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Topo sur l'eucharistie

31 janvier 2011

jeudi 27 janvier à la salle St Pie X, le P. F. Renard a donné un petit enseignement sur l'Eucharistie. vous trouverez ici le texte intégral.

L’EUCHARISTIE

Pour comprendre le dernier repas de Jésus avec ses disciples, il faut lui restituer toutes ses racines. Jésus s’inscrit dans une histoire et dans une culture, sans laquelle il est inintelligible. Il en est ainsi pour l’eucharistie instituée par le Christ et pratiquée par les premiers chrétiens. Elle est l’aboutissement d’un long itinéraire dont je voudrais repérer avec vous quelques moments déterminants.


1. LA PRÉHISTOIRE DE PÂQUE

Le récit de Pâque se donne à lire en deux endroits dans la Bible : d’abord en Exode 12, 1-20, puis en Deutéronome 16, 1-8. Le premier est traditionnellement utilisé comme la mémoire historique de la Pâque fondatrice, au moment de la sortie libératrice d’Égypte ; et c’est exact en partie. Mais un tel texte est loin de se réduire à un compte rendu objectif de ce qui s’est passé la fameuse nuit où Dieu a fait sortir son peuple. Écrit longtemps après les événements, sans doute pendant l’Exil (597), ce récit comporte plusieurs couches.
Tout d’abord, il parle vraisemblablement d’une époque plus ancienne que le temps de l’Exode. Aujourd’hui la plupart des biblistes sont convaincus que la fête de Pâque n’a pas été un commencement absolu au moment de l’Exode, mais qu’elle a pris, à partir de ce moment devenu historique, une signification nouvelle. Il existait probablement, au temps des patriarches, une fête qui s’appelait déjà «pessah» (qui donnera notre « pâque ») : lorsqu’au printemps les nomades s’apprêtaient à quitter leurs campements pour d’autres lieux, ils offraient un sacrifice aux divinités pour demander la fécondité pour les troupeaux et plus généralement la protection contre les puissances « exterminatrices » : symbolisées par le « fléau destructeur» (Ex. 12, 13). Les êtres les plus menacés étaient agneaux nouveau-nés qui pour la première fois de leur vie entreprenaient un voyage qui n’allait pas sans risques. Aussi, pour conjurer la violence menaçante, on mettait à part un de ces animaux nouveau-nés pour lui conférer le pouvoir sacré, puis le chef de famille l’immolait. Le sang de l’animal servait de marque de reconnaissance au fléau destructeur qui épargnait les tentes marquées du sang de l’animal : c’est peut-être l’origine du mot « Pâque » ; en effet en hébreu il existe un verbe « pasah » qui signifie «boiter », donc sauter par-dessus (les tentes) et épargner.
Ce sacrifice se déroulait à la nuit tombante dans un repas de communion avec la divinité protectrice. Les aliments de ce repas, ainsi que le mode de cuisson, correspondent tout à fait aux conditions de vie des nomades dans le désert : la viande est rôtie au four, ce qui ne nécessite aucun instrument particulier ; les herbes amères sont le genre de plante que l’on trouve au désert ; le pain azyme est une nourriture traditionnelle en pays chaud, car il se conserve mieux ainsi. Le bâton convient tout à fait aux gardiens de petits troupeaux, les reins ceints et la station debout signifient l’imminence du départ.
Chaque année lorsqu’arrivait le printemps, les hébreux répétaient le rite hérité de leurs ancêtres. Même quand ils cessèrent d’être des nomades, en particulier durant leur long séjour en Égypte. Ils conservèrent cette pratique qui leur rappelait leur enfance et raffermissait leur identité. C’est vraisemblablement ce rite qu’il faut voir derrière le leitmotiv qui apparaît dans chaque «plaie d’Égypte » : «Laisse sortir mon peuple pour qu’il me serve dans le désert ». Les descendants des patriarches, opprimés, devenus esclaves, renouent avec leurs racines, en reproduisant le rite de leurs ancêtres.

2. L’HISTOIRE

Une année, vers le milieu du 13ème siècle avant Jésus Christ, cette fête a pris une tournure tout à fait nouvelle qui deviendra, dans la mémoire d’Israël, un véritable commencement et effacera presque complètement, la trace du premier rite.
Cette année-là, la sortie devait être une sortie sans retour, le commencement d’une nouvelle aventure, la marche vers la terre promise. Israël se souviendra que cette année-là ils ne sont pas revenus en Égypte, comme ils auraient dû le faire : ils ne sont pas revenus, et « ils n’en sont pas revenus !» ; désormais c’est la sortie d’Égypte qu’ils célébreront, c’est-à-dire un événement historique, et non plus le cycle monotone et répétitif du printemps. De la première fête, bien des éléments subsisteront : la période (le printemps), les rubriques de détails (animal sacrifié, nourriture, rite du sang). Ce qui changera, c’est essentiellement le sens : le rattachement à l’entrée historique de Dieu dans l’histoire d’un peuple.
Désormais, Pâque, c’est le rite fondateur, par lequel, chaque année le peuple d’Israël célèbre la sortie d’Égypte, le passage de la servitude au service de Dieu, de la mort à la vie. Cette nouvelle signification est mise en valeur par la place qu’occupe le récit de Pâque dans l’ensemble Exode 1-15, et plus particulièrement dans le récit dramatique des plaies d’Égypte par lesquelles Dieu fait savoir qu’il est Yahvé. Cette manifestation de la présence et de la protection de Dieu se déploie à travers l’affrontement entre Yahvé et Pharaon ; il culmine dans la 10ème plaie où le sacrifice de l’animal devient le rite à travers lequel Dieu rend manifeste sa présence à son peuple et sa protection au milieu de la destruction qui s’abat sur le peuple égyptien.

3. LA RELECTURE

De l’histoire il ne reste que quelques notations référentielles (Moïse, Égypte, etc.). C’est une autre manière de constater que le récit de l’Exode sur la Pâque n’a pas pour première fonction d’être un récit historique. Sa fonction n’est pas de raconter dans le détail ce qui s’est passé la fameuse nuit où Israël est sorti d’Égypte, mais comment les juifs célébraient cet événement : ce récit est un récit liturgique.
Cette particularité liturgique transparaît dans la sérénité du ton : nous sommes loin d’une description prise sur le vif d’une opération de sauvetage. Rien n’est laissé au hasard : le temps de la mise à part de l’animal est précisé : quatre jours avant le sacrifice : sa dimension aussi, ainsi que le nombre des participants, ce qu’il faut manger, comment... En un mot ce sont des rubriques liturgiques qui reflètent un temps bien lointain. La rédaction définitive de ce chapitre peut dater du temps de l’Exil (550) mais les traditions utilisées sont plus anciennes.
Dans les deux récits de la Pâque, la fête de Pessah est étroitement associée à la fête des azymes (les pains sans levain). À l’origine les deux fêtes n’avaient aucun rapport entre elles, la première étant un rite de nomade et la seconde une pratique liée à une population agricole déjà sédentarisée. En effet les azymes sont une fête que les Israélites auront trouvée dans la population cananéenne au moment de la conquête : au moment de la moisson des orges, on faisait disparaître tout ce qui restait de l’ancienne récolte et on mangeait du pain fabriqué avec les nouveaux grains, sans levain, c’est-à-dire sans éléments venant de l’ancienne récolte. Cette fête était une façon de s’assurer la protection des divinités responsables de la prospérité du sol. Avec sa capacité étonnante d’assimilation critique, Israël adoptera cette fête en lui donnant une signification nouvelle. Située à peu près à la même période que Pâque, elle finira par fusionner avec elle, pour devenir avec elle, un mémorial de la sortie d’Égypte.

4. DE JOSIAS (-640 à -609) A JÉSUS

On est habitué à entendre dire que Pâque est la fête centrale dans l’Ancien Testament ; or quand on parcourt la Bible, on constate qu’il est rarement fait mention de la célébration de la Pâque. Lorsque les hébreux franchissent le Jourdain (Josué 5,10-12), ils reçoivent la circoncision et célèbrent la Pâque ; après c’est un silence prolongé : peut-être faut-il l’attribuer au caractère familial et local de la fête de Pâque ? Ce genre de célébration relève de la chronique familiale. Le silence des historiens bibliques signifie simplement que ce genre de faits n’a pas retenu leur attention.
Un tournant important sera pris par le roi Josias. Grâce au 2ème livre des Rois ch. 22 et 23, nous sommes bien renseignés sur ces événements. Au cours de travaux de restauration du temple, des ouvriers trouvent par hasard un livre dans lequel on reconnaît le noyau du Deutéronome. Étrange et mystérieux destin que celui de ce livre, élaboré par des réformateurs du Royaume du Nord, rapporté par eux à Jérusalem après la chute de Samarie, comme une sorte de signal d’alarme pour Juda, échouant finalement dans le temple de Jérusalem. Josias découvre dans ce livre un programme ambitieux de réforme religieuse qui se résume en trois termes : un seul Dieu, un seul peuple, un seul sanctuaire. Pour mener à bien cette construction d’une communauté, tous les sanctuaires sanctifiés par les patriarches sont désormais rejetés : Israël est invité à se rendre, pour les fêtes, « au lieu choisi pour y faire habiter son nom » c’est-à-dire à Jérusalem.
On sait ce qu’il adviendra de la réforme de Josias : le roi lui-même mourra en 609 près de Megiddo à la tête de ses troupes; en 587 Jérusalem tombe aux mains de Babylone. Et pourtant la centralisation du culte sera un acquis qui durera plus de 650 ans (jusqu’à la fin de Jérusalem en 70 après Jésus). Jésus lui-même célébrera la fête de Pâque dans le cadre imposé par Josias. C’est important de l’avoir présent à l’Esprit si l’on veut comprendre le sens du dernier repas de Jésus et de sa mort.

5. PÂQUE, LE TEMPS DU SALUT

On est finalement relativement peu renseigné sur la place réelle qu’a occupée la fête de Pâque aux différents moments de l’histoire d’Israël. Son caractère familial peut expliquer cette discrétion. À partir de la réforme de Josias, elle devient une fête religieuse nationale jamais célébrée de cette façon jusque-là si l’on en croit 2 Rois 23, 22 : «On n’avait pas célébré une Pâque comme celle-là depuis les jours des juges qui avaient régi Israël et pendant tout le temps des rois d’Israël et de Juda ». De fait au moment de la restauration du temple en 515, une célébration solennelle de la Pâque est signalée en Esdras, 19-22.
Après, les textes bibliques sont silencieux. Heureusement d’autres sources d’information nous permettent de dire que la fête de Pâque a pris de plus en plus d’importance dans l’expression religieuse d’Israël.
Le dernier repas de Jésus se déroule certainement dans un contexte pascal qui colore les paroles et les gestes de Jésus à la Cène. Les premiers chrétiens, après la résurrection, ont certainement utilisé le symbolisme pascal pour éclairer la mort et la résurrection de Jésus ainsi que la célébration de la Cène.

LE REPAS EUCHARISTIQUE (d’après J. Perrot)

Comment Jésus, et à sa suite les premiers chrétiens, ont-ils investi les repas culturels et cultuels de l’époque gréco-romaine et juive ?
"Messe", "eucharistie", "repas du Seigneur"… On emploie tour à tour différents termes pour parler de la "messe" : sont-ils tous équivalents ?

Au-delà de leurs accents propres, globalement, ces termes désignent une même réalité. Le mot "messe" nous vient du latin missa, et plus spécialement de l’expression Ite missa est : "Allez, (l’office) est envoyé". Traduite littéralement, l’expression, à partir du IVème siècle, tient lieu d’envoi à la fin des célébrations. Le terme implique également que la rencontre avec le Seigneur doit déboucher sur le monde et l’action missionnaire.
Dérivée du grec, traduisant l’hébreu todah, l’"eucharistie" évoque la prière d’action de grâce. Au temple de Jérusalem, avant 70, todah désigne un geste sacrificiel. Il évoque également la prière de début et de fin d’un repas juif, qui correspondrait à notre bénédicité. Repris par les chrétiens, le terme porte l’attention sur le repas, lieu du rappel ou de la re-actualisation du sacrifice de Jésus.
Le "repas du Seigneur" reprend l’expression de saint Paul dans 1 Co 11, 20 (littéralement, le "souper du Seigneur"). Le mot "repas" fait référence au repas principal gréco-romain. Pris en milieu d’après-midi, autant alimentaire que festif, ce repas représente le contexte culturel dans lequel va naître et s’ancrer le futur repas eucharistique.
On entend parfois d’autres termes encore. La "cène", terme dérivé du latin cena et que les protestants usent volontiers, évoque avant tout le dernier repas de Jésus. La "fraction du pain" (Ac 2,42), elle, renvoie au geste de Jésus rompant le pain et le distribuant, geste à l’origine présent chez les juifs, mais pas chez les païens.
Ces désignations mettent en avant l’idée de repas : un repas convivial, de famille ou de fête. La messe, au sens générique du terme, est ainsi d’abord un repas au cours duquel est activement remémoré le sacrifice du Seigneur sur la croix. Malgré la prégnance de cette connotation sacrificielle, l’Église n’a toutefois jamais employé le mot "sacrifice" tout seul (on ne va pas au sacrifice, on va à la messe).

Le soir du jeudi saint, Jésus partage un dernier repas avec ses disciples. Il y fait des gestes très spécifiques, repris depuis à la messe, et plus particulièrement lors de l’eucharistie. Ces gestes ont-ils une origine particulière, Jésus les a-t-il "inventés" ?

Jésus est un Juif, appartenant au monde gréco-romain. Ses gestes s’ancrent alors dans un contexte culturel - et cultuel - particulier. On ne peut ainsi pleinement saisir l’événement de la Cène sans s’y référer.
Dans le monde gréco-romain, une pratique était largement répandue : celle des repas de groupe, qu’ils soient professionnels, corporatifs, cultuels… On se réunissait autour d’un bœuf, sacrifié sur un autel païen, en pleine rue, ou dans un temple idolâtre, pour célébrer une victoire, un événement joyeux (comme l’anniversaire de la naissance d’un défunt).
Dans le monde juif, en Israël, avaient également cours plusieurs coutumes.
Au temple de Jérusalem, de nombreux animaux étaient sacrifiés pour Dieu : certains en "holocauste" (entièrement brûlés) ; d’autres en "communion" (brûlés en partie seulement, le reste étant consommé par les offrants). Ces repas étaient appelés todah, ils symbolisaient une "action de grâce".
Par ailleurs, dans le milieu des scribes d’affinité pharisienne, les repas dits "de compagnons" permettaient de s’assurer des nourritures "pures" rituellement. Le but de ces rassemblements n’était pas tellement de souder entre eux les membres du groupe, mais de respecter au plus près tous les préceptes de Moïse touchant les règles de la nourriture.
Existait, enfin, la pratique du repas de famille. Si la coutume d’un repas pris à des heures fixes (midi, soir) n’existait pas, en revanche la réception d’un hôte, la célébration d’une fête (la Pâque, la Pentecôte juives) s’accompagnaient d’un cérémonial mettant particulièrement en relief trois temps : une bénédiction sur le pain, avant sa fraction et sa distribution par celui qui présidait la table ; le repas avec poisson ou viande (mets de qualité marquant le caractère festif du repas) ; une bénédiction ou une action de grâce, après le repas, sur les coupes de vin (chacun disposait d’une coupe).
Le repas de Jésus s’inscrit dans cet ensemble de pratiques. Le futur crucifié agit comme il est de coutume dans son pays, tout en valorisant à l’extrême les deux gestes de début et de fin : la bénédiction sur le pain, puis celle sur la coupe. (Notons que, cette fois, la coupe est unique.)
Dans une gestuelle symbolique et réelle à la fois, Jésus déclare : "ce pain rompu, c’est mon corps" ; "ce vin versé, c’est mon sang". Il reprend les gestes juifs, leur donnant un sens encore plus fort. Se désignant dans le pain rompu et le vin versé, il inscrit dans ce dernier repas sa mort prochaine.
Alors que l’Ancien Testament (Exode 24) connaissait et pratiquait toujours des repas commémorant l’alliance de Dieu avec les siens, le repas de Jésus se présente comme le repas d’une nouvelle alliance. Les chrétiens reprendront ce geste fondamental, le perpétuant comme celui de la re-présentation (à entendre comme "rendre à nouveau présent") du sacrifice de la croix. Ce repas est aujourd’hui dit "sacramentel", ce qui appelle l’idée d’une rencontre avec Dieu en son Christ, le crucifié-ressuscité.

"Vous ferez cela en mémoire de moi"… Dans quelles conditions les premiers chrétiens "perpétuent" le repas du Seigneur ?

D’un point de vue pratique, les premières communautés reconnaissant le Christ ont hésité quant à l’heure et au jour du repas. Chez les gréco-romains - et même sans doute chez les chrétiens non juifs, comme à Corinthe -, le repas est pris vers 15 heures, heure qui fut également celle de la mort de Jésus. Dans les communautés judéo-chrétiennes, il se tient à la fin du sabbat (leur jour de repos), le samedi soir ou durant la nuit de samedi à dimanche. L’heure du repas sera encore déplacée au matin, quand les autorités impériales interdisent les rassemblements nocturnes.
Selon les cas, les célébrations étaient quotidiennes ou hebdomadaires. Dans ce dernier cas, elles ont lieu le dimanche, premier jour de la semaine (après le sabbat, septième jour de la semaine) ou jour de la résurrection du Christ. Le dimanche n’est devenu un jour de repos qu’au IVème siècle, en substitution au sabbat.
Dans le contexte d’un repas juif comportant la fraction du pain, puis, après le repas, la bénédiction sur la coupe, avec, à la suite de Jésus, la transfiguration du pain et du vin, l’apôtre Paul rappelle aux Corinthiens le sens profond de ce repas "perpétué". Cela dans un contexte de trouble, alors qu’il voit cette communauté chrétienne s’agiter et des dissensions naître en son sein entre riches et pauvres. "Dès qu’on est à table en effet, chacun prend d’abord son propre repas, et l’un a faim, tandis que l’autre est ivre." (1Co 11, 21)
Certains continuent en effet à prendre ce repas comme un repas festif habituel, sans la christianisation de la fraction du pain et de la bénédiction du vin. Ils célèbrent Jésus Christ presque à la manière des païens en l’honneur de telle ou telle divinité. "Lors donc que vous vous réunissez en commun, ce n’est pas le repas du Seigneur que vous prenez" (1Co11, 20)
Aussi Paul redit-il aux Corinthiens le triple sens du repas du Seigneur : "vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne" (1 Co 11,26). Le repas du Seigneur est en effet la célébration présente de la mort passée sur la croix, dans l’attente du Royaume futur.

PETITE THEOLOGIE DE L’EUCHARISTIE (d’après Maurice Zundel)

L’Eucharistie, c’est peut-être là que les chrétiens se sont le plus profondément mépris, là qu’ils ont cédé à la tentation si naturelle de mettre le sacré en dehors d’eux-mêmes, de rebâtir un temple de pierres, de reconstruire un tabernacle de métal précieux et d’y enfermer Dieu comme un objet, en s’inclinant devant cet objet devenu extérieur à eux-mêmes, en fermant la porte avec des grilles d’or et en retournant à leurs affaires en laissant la sainteté enfermée dans le temple ! Cette tentation est grave et nous risquons de ne pas voir que nous tournons le dos à l’Évangile et que ce n’est pas du tout cela que Jésus a Voulu.

Quelques comparaisons

Si l’Eucharistie a tant de valeur pour nous, c’est qu’il ne s’agit à aucun degré d’un rite magique.
Essayons quelques comparaisons : Ce n’est pas parce qu’un livre est sur la table que nous pouvons prendre la science qu’il contient avec la main. Car le livre est le symbole d’un savoir qu’il nous faudra assimiler par une présence spirituelle : il faudra, pour qu’il signifie pour nous quelque chose d’essentiel, que nous refassions à notre échelle tout le travail de l’écrivain, tout le travail du savant si c’est un livre de science, et c’est quand vous serez vous-mêmes entré dans le dialogue avec la vérité qu’il contient, que le livre aura accompli sa fonction. Car la science, elle, ne peut pas être posée sur la table. De même qu’on ne peut pas poser votre amitié sur la table, votre sourire sur la table, et le mettre à portée de votre main ou de la nôtre. Vous pouvez porter dans votre veste, la lettre, et la pensée d’un être aimé, mais vous savez très bien que la pensée de votre ami, telle qu’elle est exprimée dans la lettre, vous ne la mettez pas dans votre poche. Vous mettez la lettre dans votre poche, mais pas la pensée qu’elle exprime. Elle, vous la mettez dans votre esprit.
Dans l’Eucharistie, il y a quelque chose d’analogue : nous ne mettons pas Dieu sur la table ou sur l’autel, nous ne mettons pas Dieu dans notre bouche ou dans notre poche, mais il y a dans le pain et le vin consacrés, comme dans la lettre, le véhicule d’une présence réelle, de même que la lettre est le véhicule d’une pensée réelle. Et de même que vous ne pouvez atteindre cette pensée réelle dans la lettre ou dans le livre qu’en lisant la lettre ou le livre, et en assimilant spirituellement leur contenu, de même pour la Présence réelle eucharistique : elle est infiniment réelle, cela va de soi, mais elle n’est nullement locale, nullement tangible, nullement physiquement accessible, et vous ne pouvez nullement l’atteindre à travers les espèces que vous pouvez, elles, toucher.
Vous pouvez toucher le pain et le vin consacrés, les transporter, les consommer, les boire et manger, mais tous ces actes ne se rapportent pas à la présence du Seigneur, le pain et le vin consacrés n’en sont que le sacrement, la manducation physique est le signe qui représente et réalise une assimilation spirituelle, si nous sommes nous-mêmes réellement présents.

Présence réelle réciproque

Dieu nous échappe tant que nous ne sommes pas dans la charité, Dieu nous échappe tant que nous ne sommes pas dans la chaîne d’amour. Dieu nous échappe tant que nous n’entrons pas dans cet horizon universel, parce qu’il est alors un «petit Bon Dieu » ! fait à notre mesure, il est alors une idole.
Il s’ensuit que l’Eucharistie est essentiellement une présence communautaire, une présence à la communauté, par la communauté et pour la communauté.
Ce n’est pas que le Christ ne soit pas présent : il est toujours tout entier présent à chacun de nous ! Parce que, si nous, nous ne pouvons pas être présents et intérieurs aux autres, à l’intérieur des autres, parce que nous sommes limités et que nos frontières nous empêchent cette présence aux autres, et parce que notre égoïsme nous claquemure dans notre solitude, le Christ, lui, n’a pas de frontières, ni de limites et, par conséquent, il est intérieur à chacun de nous : il est chez lui à l’intérieur des autres.
Le Christ est donc déjà présent à tous, dignes ou indignes, il est présent à tous, c’est nous qui ne sommes pas présents au Christ, et il s’agit précisément dans l’Eucharistie, que nous lui devenions présents, que nous ayons prise sur lui, non pas une prise matérielle ! Il s’agit de saisir avec notre intimité cette intimité de Dieu qui s’offre à nous. Et, précisément, le geste communautaire, si nous l’accomplissons loyalement, va porter ses fruits.
Finalement, que faisons-nous dans la liturgie ? Nous n’y prononçons pas des paroles magiques pour mettre Dieu dans un bocal. Nous faisons que toute l’humanité appelle le Christ, et se solidarise avec lui en disant sur lui « Ceci est mon corps, Ceci est mon sang ! », toute l’humanité venant se placer au pied de la croix.
Et le Christ dans les mêmes mots investit sa communauté et se donne à l’humanité en disant sur elle : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang.» Et, au terme de l’énoncé de ces paroles, la Présence réelle est accomplie des deux côtés, et le Christ, dans le repas de la fraternité, se donne vraiment aux siens, il se donne à la communauté, par la communauté et pour la communauté.

Une comparaison « grossière »

Si vous le voulez, encore une comparaison extrêmement grossière : à la messe, nous ouvrons la radio ensemble pour entrer en contact et assimiler une Présence qui est déjà là, tout comme les ondes sont déjà là dans la chambre avant l’ouverture de la radio : nous ouvrons la radio pour capter cette Présence qui est toujours offerte, qui est déjà en nous, mais à laquelle nous ne sommes pas encore présents. Les espèces eucharistiques sont une ouverture pour cette Présence.
Il ne s’agit pas d’imaginer que le Christ tombe du ciel sous la forme du pain et celle du vin, il s’agit de bien voir que le pain et le vin s’ouvrent sur une Présence qui est déjà là, intérieure à nous-mêmes, donnée à chacun : elle s’ouvre et nous permet de l’atteindre parce que, précisément, les espèces sont le symbole de la fraternité puisque nous sommes là dans un repas qui rassemble virtuellement l’hu-manité entière et réalise un horizon universel.
Nous n’avons pas de prise physique sur le Christ par l’Eucharistie, nous avons une prise spirituelle, et le signe que cette prise spirituelle est vraiment réalisée, c’est que nous sommes ensemble et réalisons ensemble la communauté humaine dont personne n’est exclu.
Et c’est tellement vrai que, s’il n’y avait plus au monde un seul être ouvert au moins à l’état de désir, toute consécration serait impossible parce qu’il y manquerait alors la condition essentielle : être un appel de la communauté, pour la communauté et dans la communauté.
Si la consécration pouvait être valide sans cette caution d’amour, sans cette caution d’une intimité humaine s’offrant à l’intimité de Dieu, alors Dieu vraiment serait pris au piège des formules, et les sacrements seraient des rites magiques.
Les sacrements, c’est l’horizon communautaire exprimé par des signes qui communiquent réellement la présence de Dieu comme la lettre communique réellement la pensée, comme le livre communique réellement la science, comme un baiser communique réellement la tendresse à condition que tendresse il y ait, à condition que les intimités soient accordées et se fondent l’une dans l’autre.
Il est clair que, quand les volets sont fermés, le soleil ne peut pas pénétrer mais ce n’est pas la faute du soleil. De même Dieu quand il est présent : si nos volets sont fermés, sa présence demeure inefficace,
Il est clair que tout le surnaturel repose sur cette chaîne d’amour en même temps que sur cette communion de notre intimité avec l’intimité de Dieu : si vous séparez cette chaîne d’amour de notre intimité avec Dieu, il n’y a plus que de la magie !

Le drame : avons-nous découvert le vrai Christ ? Sommes-nous dans le véritable Évangile ? N’avons-nous pas fait de la Bible une magie en disant « Voilà le livre ! » La Bible, une magie et les sacrements une autre magie quand nous disons : « Voilà, le Seigneur est là, le Christ est là sur la table ! »
N’avons-nous pas omis l’essentiel, à savoir que Dieu est esprit, et qu’il cherche des adorateurs en esprit et en vérité ? N’avons-nous pas omis l’essentiel, à savoir que Dieu est amour, et que l’Amour n’a de prise que sur l’amour, à savoir que Dieu est une intimité pure ! Il n’a pas de dehors, il ne peut donc pas nous saisir par le dehors, il est un pur dedans et il n’y a que notre intimité qui puisse avoir accès à la sienne.
Finalement la seule chose qui importe, c’est que, si Dieu existe, si nous en faisons l’expérience, si nous l’avons rencontré, si nous vivons de lui, alors la vie aura de telles dimensions qu’il n’y aura pas besoin de parler de Dieu parce que nous serons devenus nous-mêmes, une vivante parole de Dieu.

Le défroqué (film de 1954, L'histoire débute dans un Oflag, en avril 1945, où l'aumônier du camp, malade du cœur, fait un malaise après la consécration et meurt à l'infirmerie. Avant de mourir, il demande à un jeune sous-lieutenant de la IIème DB - indifférent à la religion - d'aller chercher dans la baraque n°6 (celle où il disait la messe) un prêtre défroqué qui, depuis quatre ans, a caché sa prêtrise auprès de ses codétenus en n'ayant que sarcasmes à l'égard de la foi (pour lui, le Christ a été trahi par 20 siècles d'imposture...). Morand, le prêtre défroqué, se lève et part à l'infirmerie (à la plus grande stupéfaction de ses camarades) suite à l'appel du jeune sous-lieutenant - ce dernier se nommant Lacassagne - qui, selon les conseils du prêtre mourant, dit aux détenus "sacerdos in aeternum". Bref, la guerre se termine quelques semaines plus tard, et le jeune Lacassagne, touché par le courage de Morand, retrouve la foi et aspire à rentrer dans les ordres. Ce qu'il fait, quelques mois plus tard, en intégrant le séminaire et ce, au plus grand désarroi de sa fiancée et de Morand... Le prêtre défroqué, étant en réalité tourmenté par sa trahison, ne supporte pas que son jeune ami séminariste lui dise que, malgré son état, il reste prêtre pour l'éternité. Cela conduit donc Morand à la fin d'un repas, un soir où il dîne en compagnie de son ami séminariste Lacassagne dans un restaurant, à commander une bouteille de vin blanc (conforme au droit canon de l'Église), à vider intégralement cette dernière dans un seau à champagne, à étendre les mains au-dessus du seau et à prononcer intégralement la prière consécratoire. Donc Lacassagne se lève, va au toilette se faire vomir pour être à jeun, revient à sa table et, après s'être agenouillé, consomme intégralement le vin...)

L'acte consécratoire du prêtre défroqué - qui reste prêtre, bien entendu - sur ce seau à champagne remplit de vin est-il valide oui ou non ?
Toute cette « foi » repose sur une supposition absurde : cela supposerait que les paroles de la consécration, en n’importe quelle circonstance, soient un piège ou Dieu serait pris.
S’il est vrai qu’un païen peut baptiser validement, du moment qu’il le fait dans le sens de l’Église, il est vrai aussi qu’un simulacre de baptême n’a aucun effet. Il en est de même pour la consécration eucharistique : elle peut être un simulacre et par conséquent invalide, l’Église ne peut pas l’accepter.
Dans l’esprit de l’ami du défroqué, et de beaucoup de spectateurs (et aujourd’hui encore de beaucoup de nos contemporains) qui pensent que cette consécration dans un bar est valide, et se croient liés aux paroles du défroqué, il s’agirait alors d’un surnaturel magique dans lequel le prêtre serait un véritable sorcier (il peut arriver encore aujourd’hui qu’on le pense ainsi !). Le défroqué aurait pu alors consacrer de même le pain de toutes les boulangeries de Paris. Cela montre l’absurdité de cette supposition d’une quelconque validité d’une semblable « consécration ».

Il n’y a pas de Surnaturel magique

Il nous faut retrouver une conception tout à fait différente et opposée des sacrements : le sacrement est une prise communautaire sur la présence du Christ par la communauté et pour la communauté. Dans l’Eucharistie, il ne s’agit pas d’une prise physique sur le Christ.
A la consécration, si nous sommes dans l’axe de notre foi, nous nous solidarisons avec le Christ immolé en formant cette chaîne d’amour qui englobe le monde entier : L’Église prononce la consécration sur le Christ, et le Christ prononce la consécration sur l’Église, c’est-à-dire sur son corps mystique. Le repas est alors devenu sacrement. Une relation nouvelle a été introduite dans le repas eucharistique entre le Christ et la communauté, il y a un double courant entre le Christ et la communauté.
Le Christ ne s’est pas enfermé dans le pain et le vin, mais le pain et le vin se sont ouverts à la présence du Christ, ils sont en état d’ouverture sur cette présence. C’est donc un chemin communautaire qui donne une prise d’amour sur cette présence toujours donnée. Nous devons vivre cette ordination communautaire et prendre conscience des exigences de cette pensée communautaire.

 

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